Rapport d'enquête maritime M96F0019

Chavirement
de la barge « SEASPAN 240 »
au large d'Admiralty Head
Puget Sound, É.-U.

Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.

Table des matières

    Résumé

    Le 17 juillet 1996, à 10 h 30Note de bas de page 1 au cours d'un voyage entre l'île Texada, C.-B. et Seattle, WA., la barge « SEASPAN 240 » a chaviré alors qu'elle était remorquée par le «SEASPAN MONARCH». Toute la cargaison en pontée de pierre calcaire a été perdue. Il n'y a eu ni blessé ni déversement polluant. La barge retournée a ensuite été remorquée jusqu'à Vancouver, en C.-B., o elle fut inspectée et redressée.

    Renseignements de base

    Fiche technique du navire

    Nom « SEASPAN 240 » « SEASPAN MONARCH »
    Pavillon : Canada Canada
    Immatriculation : 318661 383384
    Type : Barge à plat-pont Remorqueur
    Jauge brute : 5 886 tonneaux 393 tonneaux
    Longueur : 110 m 32 m
    Équipage : Aucun 6
    Construction : 1962, Esquimalt, C.-B. 1977, Vancouver, C.-B.
    Propulsion : Aucune 2 diesels, 2 490 BHP total
    Propriétaire : Seaspan International Ltd. Vancouver Seaspan International Ltd. Vancouver

    Construite en 1962, la barge à cargaison en pontée "SEASPAN 240" est en acier entièrement soudé, avec un port en lourd utile nominal de 10 000 tonnes anglaises (10 160 tonnes métriques). La coque comprend 21 compartiments étanches séparés par huit cloisons transversales et deux longitudinales, ainsi qu'un peak avant et un coqueron arrière distincts. Les compartiments au centre sont conçus pour servir de caisses de ballast et font office de compartiments morts comme les caissons latéraux. Un compartiment de pompe de ballast qui se trouve à l'avant est maintenant superflu et fait aussi office de compartiment mort. Un petit gaillard et des pavois en acier de 3,7 m de hauteur, à bâbord et à tribord, forment un compartiment à marchandises sur le pont principal. Au bas des pavois sont ménagés 31 sabords de décharge. Chaque sabord est constitué de 49 trous de 1 po (25 mm) de diamètre disposés sur trois rangées et de deux rainures au niveau du pont.

    Le capitaine du remorqueur « SEASPAN MONARCH » connaissait bien la cargaison et son itinéraire. Le 16 juillet 1996 à 15 h 10, le remorqueur a quitté Blubber Bay, île Texada, à destination de Seattle, WA., avec la barge en remorque. Jusqu'au chavirement, le voyage se serait déroulé normalement et le remorqueur avec la barge en remorque ont suivi la route de navigation recommandée. La remorque avait 500 m de longueur environ.

    À 7 h , le 17 juillet, pour éviter le trafic très dense, le capitaine a décidé de quitter la voie en direction sud au large de Pt. Partridge et de traverser la zone de séparation du trafic. Il a ensuite traversé la voie en direction nord et navigué hors du dispositif de séparation du trafic, plus près de la côte au nord d'Admiralty Head sur son côté bâbord. Vers 8 h , le remorqueur a doublé Point Partridge à une distance d'environ un mille en maintenant le cap à 138° V, les moteurs entraînant les hélices à un régime d'environ 200 tr/min pour une vitesse-surface d'approximativement 7,5 noeuds.

    La marée descendait et le remorqueur et la barge avançaient contre un courant d'environ 1 noeud. D'après certaines observations, le courant plus fort aux environs d'Admiralty Head, faisait des remous à la surface.

    À 10 h 30, le capitaine qui manoeuvrait le gouvernail a remarqué que la barge évitait sur tribord d'environ 90°. Il a aussitôt placé la manette des gaz à la position de ralenti pour réduire la vitesse du remorqueur et la traction sur la barge, puis il a desserré le frein du treuil de remorquage pour réduire davantage l'effort de traction. Mais la remorque qui pendait déjà profondément dans l'eau n'a pu être déroulée que de quelques mètres. Malgré cela, la barge a commencé à donner de la bande à bâbord; en dix secondes environ, elle gîtait de presque 90 , puis elle s'est retournée soudainement. Le chavirement s'est produit par 48°09,0′N et 122°41,3′W, à environ cinq encablures au sud-ouest d'Admiralty Head.

    La barge retournée a par la suite été remorquée à un mouillage au large de Port Townsend, É.-U., où les autorités américaines l'ont inspectée. La barge a ensuite été libérée et remorquée jusqu'à Vancouver pour la tenue d'une enquête. Après de longs préparatifs, elle a finalement été redressée le 15 août 1996, à l'aide d'une grue, de deux remorqueurs et de ses propres caisses de ballast.

    L'inspection effectuée après le redressement de la barge a révélé que la paroi bâbord du compartiment à marchandises avait été gravement endommagée et était recourbée vers l'intérieur. Tous les sabords de décharge étaient propres et bien dégagés, puisqu'ils avaient été complètement submergés pendant le remorquage de la barge retournée.

    Construite avant le 1er septembre 1977 comme barge sans équipage et ne transportant pas de matières polluantes, la barge « SEASPAN 240 » n'est pas assujettie à l'inspection de la Direction de la sécurité maritime de Transports Canada, et n'est pas tenue de respecter les exigences de stabilité réglementaires (provisoires) de la GCC.

    La barge comporte une ligne de charge attribuée aux termes de la Convention internationale sur les lignes de charge de 1966, avec un franc-bord d'été minimal (en vigueur) de 6 pi 2 poNote de bas de page 2. Cette ligne de charge est directement liée au port en lourd utile nominal de 10 000 tonnes anglaises (10 160 tonnes métriques). Par ailleurs, la barge avait été exemptée des dispositions relatives aux lignes de charge puisqu'elle effectuait un voyage international à l'intérieur de la «zone du traité» (réf. Recueil des traités 1934, No 10, entre le Canada et les États-Unis, entré en vigueur le 26 juillet 1934). Le traité et la réglementation actuelle de Transports Canada concernant l'attribution de lignes de charge internationales font mention des limites de la zone du traité à l'intérieur desquelles les navires américains et canadiens n'ont pas à respecter ces dispositions.

    Les mesures effectuées avant et après le chargement à la carrière de Blubber Bay ont donné des francs-bords moyens de 21 pi 6 po ½ et de 4 pi 4 po ½, respectivement, et un port en lourd utile de 12 717 tonnes américaines (11 536 tonnes métriques). Les registres indiquent également qu'au moment du départ, la barge était presque droite et en différence positive d'environ 1 pi.

    La barge était très lourdement chargée, de sorte que le franc-bord moyen consigné au départ était de beaucoup inférieur au franc-bord d'été minimal de 6 pi 2 po.

    Selon le journal de bord, la cargaison était répartie assez également sur le pont avec une hauteur maximale de quelque 5 pi 6 po (1,7 m) au-dessus des pavois. Des renseignements contradictoires indiquent également que la pontée était disposée en plusieurs monticules coniques de pierre calcaire. Les données les plus fiables concernant la disposition de la cargaison d'avant en arrière sur la « SEASPAN 240 » sont les données consignées et celles qui ont été calculées à partir des tirants d'eau au départ.

    D'après les calculs de la répartition de la cargaison, de l'assiette et des francs-bords consignés ainsi que le port en lourd utile établi par le personnel de chargement en se fondant sur l'échelle de déplacement de la barge, celle-ci avait une stabilité transversale positive au départ. Cependant, la plage de stabilité transversale était restreinte en raison du faible franc-bord de sorte que le levier de redressement maximal a été atteint à une gîte d'environ 8,4°.

    L'architecte naval chargé d'examiner les tirants d'eau après l'accident, a découvert, en revérifiant le poids lège de la barge que celui-ci était inférieur à ce qui figurait sur l'échelle de déplacement de 1985 dont s'était servi le personnel responsable du chargement de la barge. La différence s'explique du fait que l'on avait enlevé du matériel d'un compartiment de manutention de la coque auparavant condamné. En conséquence, le port en lourd total réel aurait été légèrement supérieur à ce qui avait été consigné au départ.

    La cargaison de pierre calcaire, constituée de concassé de différentes grosseurs allant de la fine poudre à des granulats de près de 75 mm, a un angle de repos d'environ 36° à 38°. Quoique la pierre calcaire n'absorbe pas de grandes quantités d'eau, l'eau de pluie peut être retenue à la surface par capillarité. La pierre aurait alors tendance à glisser lorsque l'angle de repos établi est presque atteint ou légèrement dépassé. Il semble que, pour faciliter le chargement avec un mât de charge à quai, la barge aurait été déplacée longitudinalement.

    Au départ de Blubber Bay et pendant tout le voyage, le ciel était clair, les vents légers et la mer calme. Il a plu toutefois pendant la première nuit. En outre, il semble qu'il y ait eu de fortes averses intermittentes pendant le voyage. La station météorologique d'Environnement Canada située sur l'île Saturna a enregistré des précipitations de 0,31 po (7,9 mm) le 17 juillet 1996.

    Selon les tables des marées, le courant de marée prévu au centre d'Admiralty Inlet était descendant à une vitesse de 3 noeuds environ au moment du chavirement. Le modèle et la vitesse du courant de surface étaient sensiblement différents près de la rive et d'Admiralty Head.

    La barge « SEASPAN 240 » avait déjà chaviré en 1986 et l'accident avait été consigné dans le rapport no 503 du MCI. Elle transportait alors 11 296 tonnes (11 480 tonnes métriques) de pierre calcaire provenant de la carrière Blubber Bay et avait chaviré au quai de déchargement de l'île Tilbury, C.-B.

    Depuis plus de 60 ans, on laisse à la discrétion des propriétaires et exploitants de barges le soin de déterminer jusqu'o on peut les charger en toute sécurité pour des voyages à l'intérieur de la zone du traité, soit dans «les eaux abritées de la côte ouest de l'Amérique du Nord».

    Analyse

    Selon le calcul de la répartition de la cargaison, l'assiette et les francs-bords consignés au départ et le poids lège revérifié de la barge, les caractéristiques de stabilité de la barge sont légèrement inférieures à celles obtenues avec les données consignées avant le chavirement. La stabilité transversale initiale demeure positive, le levier de redressement étant à son maximum à 8,1° de gîte et l'immersion du livet de pont au milieu de la barge se produisant à 6,5° de gîte.

    La stabilité de la barge à l'état intact était telle qu'en mer calme (conditions statiques) avec une cargaison bien assujettie, un moment de chavirement constant de quelque 8000 pi-t (2477 m-t) est nécessaire pour annuler les propriétés de redressement de la barge. Cependant, dans des conditions dynamiques produites par la combinaison du mouvement de la barge sur la mer et du déplacement initial de la cargaison, le couple nécessaire (appliqué soudainement) pour faire chavirer la barge est beaucoup moindre.

    Les propriétés de redressement réelles de la barge lors du départ étaient très inférieures aux prescriptions minimales. Il faut cependant préciser que la barge « SEASPAN 240 » n'était pas assujettie à la norme Stab 8 (norme provisoire concernant la stabilité à l'état intact des barges sans équipage) de la GCC.

    Par ailleurs, l'examen des caractéristiques de stabilité de la barge montre que si celle-ci avait été chargée jusqu'au franc-bord attribué en vigueur de 6 pi 2 po, avec 10 000 tonnes anglaises (10 160 tonnes métriques) de marchandises de pontée, tout en conservant la même assiette et la même disposition que ce qui a été consigné, la barge « SEASPAN 240 » aurait respecté les critères minimums de la GCC et aurait pu résister beaucoup mieux aux conditions propices au chavirement existant au moment de l'accident.

    Le levier de redressement maximal et le couple de redressement total de la barge auraient été, respectivement, de 2,7 et de 5 fois supérieurs à ce qu'ils étaient après le chargement.

    Un chavirement se produit habituellement lorsqu'un navire perd de sa stabilité transversale et peut être attribuable à un seul facteur ou à une combinaison de facteurs. Dans le cas d'un navire initialement stable à l'état intact, un chavirement se produit souvent lorsqu'un poids se déplace transversalement sur le navire. L'importance du poids nécessaire pour faire chavirer le navire est fonction de la distance parcourue en travers du navire et aussi des propriétés de redressement de celui-ci au moment du déplacement du poids. Par conséquent, un moment initialement faible pourrait faire gîter un navire ayant une faible stabilité transversale, de sorte que l'angle des parois pentées d'une cargaison en pontée dépasseront l'angle de repos établi. Le déplacement subséquent de la cargaison combiné à l'augmentation du moment de chavirement peut augmenter et accélérer le mouvement de gîte jusqu'à ce que le navire perde soudainement sa stabilité transversale.

    Des membres du personnel observant le chargement ou à bord du remorqueur pendant la traversée ont remarqué les points suivants confirmés par la suite au cours des inspections et de l'enquête :

    1. la barge était pratiquement droite et en légère différence positive au départ;
    2. les cales était pratiquement sèches avant et après le chargement, sans effet notable de carènes liquides qui aurait pu nuire à la stabilité transversale de la barge;
    3. il ne s'est produit aucun dommage à la partie immergée de la coque pendant le voyage, ni d'envahissement d'une partie de la barge qui aurait pu la faire gîter;
    4. on n'a signalé aucune mesure prise pour compenser des vents forts, une mer houleuse ou la tension de la remorque, susceptible d'avoir exercé un couple de chavirement important ou soudain sur la barge;
    5. la pluie n'est tombée que par intermittence pendant le chargement et le voyage; il est donc peu probable que le compartiment de chargement ait retenu une quantité importante d'eau de pluie;
    6. personne n'a signalé l'embarquement d'eau de mer ni de variation de l'assiette avant le chavirement soudain;

    Les facteurs mentionnés ci-dessus n'ont pu avoir d'effet notable sur la stabilité de la barge. Le chavirement serait plutôt attribuable à un déplacement transversal de la pontée.

    Il est fort probable que la disposition réelle de la pierre calcaire dans l'espace de chargement était moins uniforme que ne le montraient les registres. Le mouvement de roulis de la barge aurait entraîné un affaissement asymétique des monticules qui étaient déjà à leur angle de repos.

    Lorsque la proue de la barge a rencontré un courant plus fort au large d'Admiralty Head, elle a dévié à tribord. La barge s'est mise à osciller sous l'action de la houle, du couple de forces produit par le courant frappant contre la partie immergée de la coque et la traction de le remorque agissant sur le haut. La barge s'est alors mise à gîter légèrement sur bâbord.

    Il ne fallait plus qu'un léger déplacement transversal de la cargaison pour immerger le livet de pont et faire gîter la barge un peu plus. Le roulis ayant entraîné un angle de gîte plus prononcé, l'angle des parois pentées des monticules de pierre a dépassé l'angle de repos établi, ce qui a déplacé la cargaison un peu plus. Cette séquence s'est répétée de plus en plus vite jusqu'à ce que la barge ne puisse plus se redresser et qu'elle chavire soudainement comme l'a observé l'équipage du remorqueur.

    Faits établis

    1. Le port en lourd utile et la configuration de la cargaison lors du départ n'ont pas permis à la barge de conserver suffisamment de stabilité transversale à l'état intact pour résister à ce qui était à l'origine un déplacement relativement faible de la pontée.
    2. L'assiette de la barge et l'angle des parois pentées des monticules de la cargaison ont fait en sorte qu'un déplacement transversal de la cargaison puisse se produire à un angle de gîte très faible.
    3. Lors du départ, la barge était droite et en légère différence positive.
    4. La coque n'a subi aucun dommage pendant le voyage et il ne s'est produit aucun envahissement d'une partie de la barge.
    5. La barge a chaviré par beau temps alors que le courant la frappait perpendiculairement par rapport à la direction du remorquage.
    6. Du fait que la barge, vu son âge et la nature des voyages qu'elle effectue à l'intérieur de la zone couverte par le traité, était exemptée de certaines dispositions réglementaires, elle a pu être chargée au-delà des limites de stabilité à l'état intact prescrites par la norme provisoire concernant la stabilité à l'état intact des barges sans équipage.

    Causes et facteurs contributifs

    La barge « SEASPAN 240 » a chaviré parce que le port en lourd utile et la configuration de la cargaison lors du départ ne garantissaient pas suffisamment de stabilité transversale pour que la barge résiste à un déplacement relativement léger de la pontée. Le déplacement de la cargaison et la gîte subséquente sont dus à une combinaison des mouvements de la mer et des forces de traction et de giration agissant sur la barge perpendiculairement à la direction du remorquage.

    Le présent rapport conclut l'enquête du Bureau de la sécurité des transports sur cet accident. Par conséquent, le Bureau, composé du président, Benoît Bouchard, ainsi que des membres, Maurice Harquail, Charles Simpson et W.A. Tadros, en a autorisé la publication, le .